Prix Her Art 2025 : Zhanna Kadyrova, artiste-soldate

L’artiste ukrainienne de 44 ans est la lauréate de la première édition du Prix Her Art organisé par Marie Claire et Art Paris, avec le soutien de la maison Boucheron. Destiné à promouvoir la carrière d’une artiste femme, ce prix célèbre l’oeuvre et le parcours de celle qui a choisi de prendre les armes avec son art pour défendre sa culture et son peuple.

Zhanna Kadyrova le 22 mars à la Galleria Continua à Paris, lors du montage de son exposition Strategic Locations. L’artiste ukrainienne, en pleine préparation, incarne l’engagement artistique face à la guerre. Photo : Benni Valsson.
Zhanna Kadyrova le 22 mars à la Galleria Continua à Paris lors du montage de son exposition « Strategic Locations ». Photo : Benni Valsson.

Avec sa frange brune, ses grands yeux bleu clair, son sourire à la beauté extatique, Zhanna – que l’on prononce Jeanna – a des faux airs de Jeanne d’Arc. Depuis le début du conflit en 2022, l’artiste de 44 ans, qui a grandi près de Kiev, a décidé de radicalement modifier sa pratique artistique pour en faire un pur acte de résistance.

Avant la guerre, Zhanna Kadyrova voyageait à travers le monde, multipliant les résidences et expositions. Avec toujours l’obsession de travailler in situ, de penser ses créations – sculptures et installations – en dialogue avec un espace, son contexte géographique, politique et culturel. Dans a nuit qui précède l’invasion russe, elle fait un rêve en forme le prédiction dans lequel elle voit la moitié de son corps brûler. « Je m’allongeais sur l’herbe mouillée pour essayer d’éteindre le feu, mais ce dernier restait allumé », se souvient-elle.

Quand elle se réveille le lendemain matin, les premiers chars russes étaient entrés en Ukraine. La vie de Zhanna et du peuple ukrainien ne sera plus jamais la même.

Son pays en guerre s’impose comme le seul contexte et sujet de ses œuvres. Impossible pour elle de fuir sa ville, de trouver refuge ailleurs. « Depuis le début, j’ai su que je ne pouvais pas laisser les miens, que je devais rester à Kiev et continuer de créer pour maintenir notre culture vivante.

Zhanna Kadyrova, Cartes , 2009. Photo : Hafid Lhachmi – ADAGP Paris, 2025

Pourtant désemparée

Elle qui est entrée dans une école d’art programme d’excellence de l’héritage soviétique – à l’âge de 11 ans, a démarré sa carrière comme sculptrice à 19 ans et a fait partie du collectif engagé d’artistes performers R.E.P. -Revolutionary Experimental Space-lancé pendant la Révolution orange qui a agité le pays au début des années 2000, ne voit plus le sens de son engagement artistique face aux ruines et aux morts qui s’accumulent. Elle regrette d’avoir choisi de devenir artiste, comme son père d’origine tartare, et « de ne pas être une conductrice de camions pour pouvoir se rendre vraiment utile ». Le succès de son « projet humanitaire » baptisé « Palianytsia », débuté en 2022, lui redonne confiance dans sa mission.

J’étais pacifiste avant la guerre.

Le mot « palianytsia », qui signifie merci en ukrainien et que les Russes ne parviennent pas à prononcer sans trahir leurs origines, devient dès le début du conflit un signe de reconnaissance de la résistance. Zhanna Kadyrova décide de donner vie à ce mot à travers des pierres qu’elle collecte dans une rivière de la région des Carpates, où elle s’est alors exilée. Les pierres qu’elle sculpte en forme de pains traditionnels deviennent le symbole de résilience de son peuple.

Ses œuvres voyagent de galeries en biennales, de Paris à Venise en passant par Berlin, pour finir par être présentées dans 67 lieux d’exposition différents générant 350 000 euros de ventes, une somme entièrement donnée par l’artiste en soutien à la résistance militaire ukrainienne. « J’étais pacifiste avant la guerre, confie Zhanna, je ne le suis plus, car nous n’avons pas le choix, si nous ne nous battons pas, nous sommes tous condamnés à mourir. » Beaucoup de ses ami-es artistes sont parti-es au combat, plusieurs ne sont pas revenu-es. Il y a encore trois jours à Kiev, elle assistait aux funérailles d’un de ses amis tué au front.

« Personne n’est épargné par cette guerre ».

"Refugees 21", 2024.Cadre métallique, impression sur toile, caisson lumineux, 210 x 300 cm. Une œuvre monumentale et lumineuse, emblématique du travail de Zhanna Kadyrova sur l’exil et la mémoire. Photo : Ela Bialkowska, OKNO Studio.
Refugees 21 2024, cadre métallique, impression sur toile, caisson lumineux, 210 x 300 cm. Photo : Ela Bialkowska, OKNO Studio

Témoin d’une période historique

En continuant à créer, Zhanna Kadyrova a le sentiment de faire entendre la voix de celles et ceux qui résistent et mettent leur vie en danger pour préserver leur culture « agressée depuis non pas trois ans, mais trois cents ans ». En 2024, elle décide de reprendre une série d’œuvres en céramique qu’elle avait initiée au début des années 2010 : des sculptures murales circulaires qu’elle avait craquelées à l’aide d’outils pour faire apparaître un dessin abstrait évoquant une constellation étoilée. Aujourd’hui, ces sculptures aux allures de cibles baptisées Shots sont fracturées par des impacts de balles qui ont été tirées par l’artiste elle-même à la kalachnikov. Sa façon de prendre les armes et de s’ancrer dans le réel de la guerre tout en poursuivant son oeuuvre.

« Subtilement, Zhanna produit des témoignages de ce moment historique et tragique, sans jamais oublier son intention artistique. Toutes ses œuvres continuent à être portées par la même exigence et beauté. Zhanna a tout : le talent, le courage, l’intégrité. Elle est engagée corps et âme », confie son amie russe Elena Sorokina, curatrice exilée à Paris, avec qui elle a réalisé plusieurs expositions au début de son parcours.

Du courage, il lui en a fallu pour réaliser sa série de photos Refugees, qui a été récemment exposée à Art Paris par la Galleria Continua et qui a touché le jury du prix Her Art. À travers ces images, Zhanna Kadyrova immortalise des bâtiments publics dévastés par les bombes, tels que des écoles, des centres médicaux, des bibliothèques, tous positionnés sur la ligne de front. Autant de lieux détruits auxquels elle a pu accéder grâce à son statut de volontaire et qui l’ont sidérée.

Provoquer l’empathie

L’artiste découvre des espaces de désolation et, parmi les ruines, quelques traces de vie : des plantes en pots qui jonchent le sol dans un état d’abandon. Zhanna décide de les ramener chez elle afin d’en prendre soin, puis de les exposer à côté des images de leur lieu d’origine détruit. Le tout est assorti de textes dans lesquels elle fait parler les plantes de leur statut de réfugiées. Sa manière, à elle, de réimpulser de la vie dans ces champs de ruines. À la Galleria Continua, qui vient de lui consacrer une exposition personnelle à Paris, elle a dévoilé une nouvelle série de photos et une installation baptisée « Resources » : des rondins de bois couverts du tissu camouflage des uniformes des soldats ukrainiens, « des symboles des ressources principales dont a besoin la guerre, à savoir les hommes ».

Pour Zhanna, une sculpture est un corps physique.

Toutes ses oeuvres représentent des humains et cherchent à provoquer l’empathie. En plus du Prix Her Art reçu début avril au Grand Palais (et doté de 30000 euros), Zhanna s’est vue attribuer le prix national ukrainien Taras-Chevtchenko, faisant d’elle la première artiste femme à recevoir cette distinction en vingt ans.

En plus de la médaille, du discours de Volodymyr Zelensky et autres honneurs reçus à cette occasion, elle a obtenu un privilège : une place réservée au cimetiere de Kiev aux côtés des « illustres ». Zhanna préfère rire de ce cadeau à l’ironie si grinçante quand il est reçu en période de guerre. Même si la vie et la mort font inévitablement partie de son quotidien, elle accueille les récompenses et l’attention que suscite son travail comme des preuves tangibles de l’existence de la culture ukrainienne et de la voix de son peuple, encore debout.

L’artiste-soldate n’est pas près de rendre les armes.